LES DOSSIERS
Les « Hobart’s Funnies »
Au printemps 1943, alors que les Alliés préparent déjà l’invasion de l’Europe occupée, l’armée britannique se heurte à un problème colossal… Comment franchir les plages fortifiées par le mur de l’Atlantique ? En effet, celles-ci sont hérissées de mines, de pièges antichars et protégées par un réseau de bunkers en béton presque imprenables. De fait, les généraux savent qu’un assaut frontal, même soutenu par une puissance de feu massive, se solderait par un bain de sang comparable à la Somme ou à Gallipoli. Par conséquent, il faut trouver une solution. Celle-ci prendra la forme de chars insolites qui seront utilisés pendant le Débarquement : les « Hobart’s Funnies ».
Un général un brin fantasque
Ainsi entre en scène un personnage que beaucoup de ses pairs considèrent à l’époque comme farfelu… Percy Cleghorn Stanley Hobart, surnommé “Hobo”. Né en 1885, c’est un officier de carrière, passionné de blindés depuis la Première Guerre mondiale ! Surtout, Hobart a la réputation d’être à la fois brillant, obstiné et… un brin fantasque !
Aussi ses idées ne plaisent pas toujours à la hiérarchie parce qu’elles sont trop novatrices, trop décalées. En 1940, il est même mis à la retraite anticipée. Il est en effet envoyé dans la Home Guard — l’équivalent britannique de la défense territoriale — où il commande… des volontaires armés de vieux fusils. Cependant, Winston Churchill, qui aime les esprits rebelles, le repère. Et il sait qu’Hobart est l’homme idéal pour inventer des engins capables de rendre possible un débarquement sous le feu ennemi.
Ainsi Churchill le rappelle – allant contre l’avis de nombreux militaires – le promeut général et lui confie la 79e Division blindée.
« Nous sommes actuellement en guerre, nous nous battons pour notre survie, et nous ne pouvons pas nous permettre de limiter les nominations dans l’armée à des officiers qui n’ont suscité aucun commentaire hostile au cours de leur carrière. La liste des qualités et des défauts du général Hobart pourrait presque être attribuée à n’importe lequel des grands commandants de l’histoire britannique…
C’est le moment de faire appel à des hommes de force et de vision, et de ne pas se limiter exclusivement à ceux qui sont jugés tout à fait sûrs selon les normes conventionnelles. »
Cette unité sera à part. Elle servira de laboratoire pour les idées les plus folles. Les chars qui en sortiront seront surnommés par les Américains les “Hobart’s Funnies”, littéralement “les drôles d’engins de Hobart”.
L’étrange ménagerie mécanique du général Hobart
Hobart et ses ingénieurs partent d’un constat simple : un char standard ne survivra pas longtemps sur une plage truffée de mines et bardée de pièges. Conclusion : il faut adapter la machine à l’obstacle. De là naissent une série d’engins qui ressemblent parfois à des bricolages d’atelier de fortune, mais qui sont en réalité des concentrés d’ingénierie. En voici quelques-uns :
Le char fléaux
Le “Crab”, ou char fléaux, est l’un des plus célèbres. Il s’agit d’un char Sherman équipé à l’avant d’un énorme tambour rotatif hérissé de chaînes métalliques. Sa fonction : battre le sable et la terre devant lui pour faire exploser les mines à distance de sécurité. C’est bruyant, spectaculaire, mais terriblement efficace. Sans lui, les fantassins auraient dû progresser à découvert en sondant le sol à la baïonnette, sous le feu ennemi.
Le Churchill AVRE
Le “Churchill AVRE” (Armoured Vehicle Royal Engineers) est encore plus radical. En effet est installé sur son châssis un mortier de 230 mm surnommé “petard”. Il tire un projectile de 18kg rempli d’explosif, le “flying dustbin”, capable de pulvériser une casemate en béton d’un seul coup. Le Churchill AVRE pouvait aussi transporter des fascines — de gros fagots de bois — pour combler des fossés. Ou encore dérouler un tapis métallique (le char bobine) pour permettre aux véhicules de passer sur le sable mou sans s’embourber.
Le char lance-flammes
Le “Crocodile”, ou char lance-flammes, est une variante encore plus intimidante du Churchill. Il emporte une remorque blindée de 6,5 tonnes remplie de 1800 litres carburant. Et à la place de son mitrailleur de caisse, il dispose d’un lance-flammes d’une portée de plus de 100 mètres. Contre les bunkers et les tranchées, c’était une arme psychologique autant que physique… En effet, beaucoup de garnisons se sont rendues dès qu’elles ont vu approcher le Crocodile. 800 exemplaires furent construits.
Le char amphibie
Le “DD Tank” (Duplex Drive), quant à lui, sortirai presque d’un film de James Bond. C’est un char Sherman… amphibie ! Il est capable de flotter grâce à une jupe imperméable en caoutchouc et de se mouvoir au moyen de deux hélices après avoir été lancé d’une barge de débarquement. Pour l’ennemi, la surprise était totale : on ne s’attendait pas à voir surgir des blindés directement depuis la mer ! Malheureusement, à Omaha Beach, presque tous les chars lancés en mer ont été perdus, contribuant au taux élevé de pertes et ralentissant les progrès sur cette plage.
L’ARK
L’ARK (Armoured Ramp Karrier) était un char Churchill sans tourelle avec des rampes extensibles à chaque extrémité. Il fut créé pour permettre le passage d’obstacles en se déployant pour former un pont. Les autres véhicules pouvaient ainsi lui rouler dessus.
Et il y en avait encore d’autres ! Comme par exemple des bulldozers blindés pour dégager les obstacles, des “flail tanks” pour creuser des chemins dans les champs de mines,…
Hobart encourage toutes les idées, aussi étranges soient-elles, à condition qu’elles répondent à un problème concret du futur débarquement.
Leur rôle décisif le 6 juin 1944
Le matin du 6 juin 1944, sur les plages du débarquement, les Hobart’s Funnies entrent en action. Les Canadiens et les Britanniques en bénéficient pleinement, ce qui explique en partie pourquoi leurs têtes de pont progressent plus rapidement que sur Omaha Beach. En effet, les Américains, méfiants face à ces engins “loufoques”, ont choisi de ne pas en déployer à grande échelle.
Sur Gold Beach, les Crabs déminent en quelques minutes des zones qui auraient été mortelles à traverser. Les AVRE pulvérisent des bunkers qui bloquaient l’avancée des soldats. Les bobbins déroulent leurs tapis pour que les véhicules ne s’enlisent pas dans les zones molles.
À Juno, les Crocodiles sont employés contre des positions fortifiées qui résistaient encore malgré les bombardements aériens et navals. Leur effet est immédiat : les défenseurs sortent en agitant des chiffons blancs.
Un rôle déterminant
Les “DD Tanks”, eux, impressionnent particulièrement. Par exmeple, sur Sword Beach, ils arrivent par la mer, roulant presque jusqu’à la rive. Ils offrent ainsi une couverture blindée aux fantassins encore en train de se battre pour sortir de l’eau.
Eisenhower lui-même saluera dans son rapport sur le débarquement le rôle décisif joué par les engins du Général Hobart. Voici un extrait du rapport :
« Outre le facteur de surprise tactique, les pertes relativement faibles que nous avons subies sur toutes les plages, à l’exception d’OMAHA, sont en grande partie dues au succès des nouveaux dispositifs mécaniques que nous avons utilisés et à l’effet moral et matériel stupéfiant de la masse de blindés débarqués dans les premières vagues de l’assaut. Il est douteux que les forces d’assaut auraient pu s’imposer fermement sans l’aide de ces armes. »
L’héritage de Hobart
Au final, l’impact des Hobart’s Funnies est clair : ils ont sauvé des milliers de vies alliées le Jour J. Les obstacles du mur de l’Atlantique avaient été conçus pour clouer l’ennemi sur la plage, et permettre aux réserves allemandes d’arriver pour le repousser à la mer. Les engins de Hobart ont brisé ce plan. Preuve de leur efficacité, ils seront réutilisés pour le débarquement de Provence le 15 août 1945.
Des chars pas si farfelus…
Après la guerre, certains de ces concepts ont continué d’influencer le génie militaire. En effet, chars lanceurs de ponts, bulldozers blindés ou véhicules de déminage trouvent leur place dans les armées modernes… Tous trouvent racines dans les idées de Hobart et dans sa capacité à transformer des problèmes insolubles en solutions mécaniques audacieuses.

Le général Percy Hobart, créateur des chars insolites du Débarquement
Quant au général Hobart, il n’a jamais cherché la gloire personnelle. Il sera distingué par la médaille militaire américaine Legion of Merit et fait Sir par la couronne britannique. Jusqu’à sa mort, en 1957, il resta un homme passionné, persuadé que l’innovation est l’outil le plus puissant du soldat moderne. Ironie du sort, ses engins les plus excentriques ont fini par être reconnus comme des chefs-d’œuvre d’ingénierie militaire. Ce qui, pour un homme que ses pairs jugeaient “trop original” quelques années plus tôt, est une victoire à sa manière.